TRAVAIL ECRIT DE FRANCAIS sur Le Père Goriot, 1834, d'Honoré de Balzac (1799-1850); pour le 3.2.1992
Introduction aux études littéraires françaises, avec M. Gollut
Hiver 91-92
Le personnage de Mme la vicomtesse Clara de Beauséant
Appréhender le personnage d'un roman consiste à le dévisager suivant plusieurs approches différentes. Ainsi, nous entamerons cette étude en mettant en évidence les occurences de Mme de Beauséant tout d'abord sur le plan du récit, qu'elle soit agente de l'action ou simplement citée. Puis sur le plan de l'histoire, en commentant la portée de ce personnage dans le cadre historique, social et idéologique du roman.
En premier lieu, attachons-nous à ses citations en tenant compte de l'instance énonciative (le narrateur ou un autre personnage) et du mode narratif utilisé, celles-ci sont multiples et parcourent tout le récit. Comme nous le verrons, ce personnage appartient à une sphère sociale bien spécifique, aussi entre-t-il seulement dans la bouche de ceux qui ont quelque rapport avec ce monde exclusif. Eugène apparaît nettement comme la principale perspective au travers de laquelle la narration se porte sur Mme de Beauséant, la première occurence (p.42), un discours transposé de la tante de Rastignac établit d'emblée ce personnage comme étant la parente riche et aimable, qui serait "la moins récalcitrante" à aider le jeune et pauvre Eugène. Dès lors de nombreuses citations1 se manifesteront dans le sillage de Rastignac, quelques fois émanant des pensées même d'Eugène, d'autres fois produites par le narrateur. Elles sont des variations du même portrait: Mme de Beauséant est une sommité de la riche et puissante aristocratie parisienne, idole de cette petite société, que vénère évidemment aussi Eugène dont l'objectif fondamental est de parvenir à cette situation sociale. Le nom de Beauséant point dans les dialogues qu'entretient Rastignac et les filles Goriot, le ton en est toujours admiratif et envieux, ainsi Anastasie (72) souligne-t-elle le plaisir qu'elle a d'inviter le parent d'un nom si élevé. Par la suite, Delphine sourit en le prononçant (167), il connote pour elle2 la vie la plus exquise à laquelle toute les dames aspirent et plus particulièrement celles de la haute bourgeoisie, qui malgré leur particule, achetée par le commerce, sont bien loin de la "quasi royale" famille de Bourgogne (278). Remarquons que ces dialogues où il est question de notre personnage, sont à intéraction dialectique, pouvant signifier par là une perception sereine et positive de cette personnalité. Son nom n'entre pas dans l'affrontement polémique, il en serait tâché. Cette unanimité d'opinions va jusqu'à Vautrin (123) qui n'accole pas à Beauséant d'épithète dévalorisant, en dépit de son ironie naturelle ("notre"). De plus, son nom même revête une certaine autonomie par rapport à la personne (78, ligne 13) et acquiert une puissance propre. Son effet sur les Restaud est emphatiquement souligné par le narrateur balzacien dans l'expression encore accentuée par l'italique: "Parent de Madame la vicomtesse de Beauséant par les Marcillac"(72). Il est même associé dans une métaphore théologique de la société (76), à celui de Dieu, tout-puissant et omniscient: deux caractéristiques que réunit cette dame aux yeux d'Eugène.
Mme de Beauséant n'est pas qu'un personnage dont on parle, et dont l'existence ne serait que le produit de ce qu'en disent les autres. Elle joue une part actives à certains moments bien définis et bornés du tissu narratif. En effet, le narrateur balzacien, bien qu'il soit principalement omniscient et domine les subjectivité des personnages, emprunte aussi une focalisation interne à Eugène. Le fil conducteur du roman est intimement lié aux faits et gestes de Rastignac, en le suivant le narrateur peut parler de différentes sphères dont Eugène est la seule perspective, en plus d'en être le prétexte. Ainsi en est-il de l'environnement de Mme de Beauséant, et cela a pour conséquence que ce personnage est actif dès lors que Rastignac est dans sa périphérie, par suite ce sont des parties précises du roman. Nous pouvons distinguer ainsi 3 passages principaux et deux mineurs.
Une première partie, mineure, consiste en une présentation très sommaire du bal où Eugène découvre la vicomtesse. En une quinzaine de lignes (43), le récit présente les pensées trottantes dans l'esprit du jeune homme, encore enivré par le scintillement de la dame et de son monde. Elles concernent rétrospectivement le déroulement du bal. Le narrateur joue, comme souvent sous la plume de Balzac, à feindre une focalisation interne, tout en introduisant des informations qui témoignent de son omniscience. De la sorte, la perception de madame de Beauséant, pris en charge par la narration, est celui de Rastignac: Clara telle qu'il la voit. Cependant le narrateur intercale des données visant à palier la méconnaissance profonde d'Eugène vis-à-vis de cette société ("sans connaître l'étendue de cette faveur"). Ce trait est moultes fois soulignés, autant la Beauséant connaît le monde (à l'exception de la trahison d'Adjuda), autant le jeune Rastignac a tout à apprendre. Cette ignorance étant inacceptable pour le narrateur, le récit déborde et excède la perspective rigoureusement interne à Eugène.
Plus avant dans le récit, se situe la véritable exposition du personnage, grâce au plus conséquent passage qui lui soit accordé (78-94). Cette présentation consistant en deux prolégomènes, il s'agit tout d'abord de camper le décors, plus proprement la niche vitale de la comtesse, puis d'introduire sa "biographie verbale" (79). Après cela, s'articuleront plusieurs dialogues. La démarche du récit est de la sorte rigoureusement fidèle à celle empruntée généralement dans ce roman, le schéma de la narration est identique: une description (du général au particulier, de l'extérieur à l'intérieur), résumé du vécu des personnages, puis le lancement de l'histoire. Cette visite de Rastignac à la vicomtesse voit son importance soulignée par le narrateur, "il allait donc voir pour la première fois les merveilles de cette élégance personnelle qui trahit l'âme et les oeurs d'une femme de distinction." (79). Après avoir perdu l'espoir de séduire la comtesse Anastasie de Restaud, il va chez sa cousine pour qu'elle lui conseille le chemin à suivre dans sa quête d'arrivisme; "parvenir !", au sens de Vautrin (123). A l'instar de la pension Vauquer, dont les traits miment ceux des personnages y vivant, la description de l'hôtel de Beauséant est celle aussi de la vicomtesse. Nous dirons que Mme de Beauséant est en adéquation avec son habitat, comme tous les personnages balzaciens, elle est traitée scientifiquement par le réalisme de l'auteur, qui est fidèle en cela à la thèse lamarckienne et darwinienne de l'adaptation de l'espèce au milieu. Les qualificatifs accolés aux éléments de cette description participent pleinement à la constitution de cette figure. Ainsi se percute un ensemble de couleurs (royales) assez cohérents, nous avons le rouge, le doré, le bleu, le blanc (78,79) qui sied en écho au "rendez-le moi blanc" de madame de Beauséant à propos de son nom qu'elle veut bien prêter à Rastignac (94); chez Vauquer, il y a le bleuâtre, une "couleur indistincte" (10,11). A l'hôtel, des roses et plein de fleurs; à la pension, des "fleurs artificielles, vieillies et encagées" (10). Ces deux pôles extrèmes du roman, qui n'ont rien de commun hormis le fait que Rastignac les fréquente tous deux, procèdent de descriptions aux oppositions dichotomiques, pension/hôtel, pauvreté/richesse, laideur/beauté. Par ailleurs tout un vocabulaire élevé d'architecture est ici utilisé, notons au passage de Rastignac, la marquise du perron, le péristyle (78); la bâtisse est somptueuse, l'hôtel est grandiose: tel écrin pour telle perle. Une autre comparaison est explicitement avancée par le narrateur (79) quand il dit que l'"étude", au sens scientifique, comme celle de l'entomologiste, "du salon de madame de Restaud lui fournissait un terme de comparaison". Chez les Restaud, Eugène désirant affirmer sa maîtrise de soi entre dans une pièce où il pense trouver Anastasie, mais il tombe dans une chambre de service, à la configuration utilitaire et peu esthétique. Il est difficile de concilier une image idéalisée et cette réalité matérielle d'un débarras qui est lié à un ensemble d'"obscur" et de "dérobé" (68). Une comparaison entre ces deux sphères est développée à un autre niveau qui concerne leurs amants respectifs ainsi que leurs véhicules. D'un côté, Maxime est traité d'"homme de vingt-six ans" sur le ton d'un employé de l'état civil, il ne possède qu'un "fin cabriolet"; de l'autre Ajuda est considéré comme un grand seigneur, maître d'"un équipage que 30 000 francs n'auraient pas payé" (78-79). Par le détour de l'âme frère, la distinction de madame de Restaud sur Anastasie se développe ici clairement. Par ailleurs, le rapport aux choses matérielles varient de l'aristocratie à la haute bourgeoisie, celle-là présente un luxe naturel, tout de subtilités; elle écrase l'autre qui procède d'un luxe qui s'étale comme chez la comtesse de Restaud, "des objets de prix en évidence" (95). L'argent, en mains bourgeoises, ne peut paradoxalement pas acheter "un petit salon coquet, gris et rose, où le luxe semblait n'être que de l'élégance" (81).
Le premier dialogue, baptisé par le fatal "Adieu" d'Ajuda, fait intervenir une madame de Beauséant dépitée par son amour insatisfait et un Ajuda qui vise à quitter l'air empoisonné des ruptures. La vicomtesse aime complètement et exclusivement son Portugais, dés lors ce lien brisé, vieux de trois ans, débouchera sur son exil, à près la souffrance de "mortelles appréhensions" (83). Ici, le narrateur s'attarde sur madame de Beauséant afin de mettre en exergue ce terrible et à la fois puéril (83) drame parisien. Au cours de ce dialogue, au ton dialectique, se dégage une violence contenue, néanmoins trahie par le mensonge d'Ajuda et les intrusions dans le psychisme de ces deux personnages. Eugène, alors présent, est suspendu par cette tension sentimentale, elle ne s'estompera qu'au "hein" de la vicomtesse, marquant la fin de son obssessionnel amour dont nous verrons qu'il est l'Idée, fondement de son action. Le narrateur pénètre la psychologie de notre personnage de manière tout à fait explicite, en avançant: "Elle ne savait ce qu'elle disait, car voici ce qu'elle pensait: (...)" (83). Cette gestion de la narration aussi élaborée est dûe au fait qu'une perspective interne à Clara est très rare dans le roman, elle naît à ce moment important car cette pensée est le condensé de son imminente tragédie. Ainsi envisage-t-elle déjà sa future retraite, c'est-à-dire la fin de sa vie car, en quittant ce monde parisien, elle meurt.
Le second s'élabore entre Clara et Eugène auquel s'ajoutera puis s'éclipsera la duchesse de Langeais, perçue d'emblée comme l'identique de la vicomtesse, "ces deux femmes doivent avoir les mêmes affections." (85). De multiples éléments concourrent à cette remarque, la duchesse, en plus de l'"effusion caressante" marquant leur rencontre, est la seule à nommer sa grande amie Clara; ni Ajuda, ni même le narrateur omniscient possèdent cette proximité. Les deux soeurs appartiendraient à une même espèce sociale, chacune est abandonnée par l'amour, duquel elles sont "éperdument éprise[s]" (86). L'impertinence de leurs regards assaille Eugène identiquement (83:"lui jetant un regard dont l'impertinence glaça l'étudiant" de Clara et 87"un de ces regards impertinents" d'Antoinette), jusqu'à avoir une pensée assimilable l'une à l'autre: "(...)je pense comme vous." (92). En plus elle finira son existence recluse (282), à l'instar de Clara. A la suite de leur dialogue parsemés de "mordantes épigrammes cachées sous des phrases affectueuses" (87), ces deux exemplaires de la haute noblesse se vouent à expliquer le monde, voire "la vie" (85 en haut), au jeune Rastignac. Et cela de manière tout à fait interchangeable. Cette épisode s'achève par une peinture édifiante de l'infâme monde parisien et d'une exhoratation à l'attention d'Eugène, résumée par Vautrin, "la fortune est la vertu !" (95).
La seconde partie mineure (100-101) occupe une page du récit, la narration opère un sommaire de deux visites que fît Rastignac l'espace d'une semaine, durant laquelle la comédie d'Ajuda continuait de maltraiter le coeur de la vicomtesse. Le temps du récit se comprime ici en signe d'accélération de l'histoire et du toujours plus proche avénement de sa catastrophique chute. Nous pouvons avancer qu'il n'est pas conféré plus de narration à cette étape de l'histoire du fait que ces deux visites doivent être assez semblable à la première (137-143); il est en effet dit que la vicomtesse "servît son jeune parent" (101), fidèle à sa fonction d'éducatrice vis-à-vis d'Eugène.
Madame de Beauséant est encore présente dans deux parties assez conséquentes par leurs tailles. En premier lieu (137-143), Eugène va la voir désirant une invitation au bal de la duchesse de Carigliano, afin de satisfaire l'ambition de Delphine. Mais il reçoit de sa protectrice "un de ces coups terribles contre lesquels les coeurs des jeunes sont sans armes" (137), ainsi sa "soit-disant cousine" (78) lui signifie fermement son indisponibilité momentannée. Sous le velours, la griffe, réalise Eugène qui absolutise alors la sauvagerie d'un monde égoïste. Mais Eugène insiste et elle le reçoit pour dîner tout en adoucissant son ton impérieux; de la sorte reste-elle fondamentalement et "vraiment aussi bonne que grande." (138). La suite de cet épisode présente une discussion entre Clara et Eugène, de l'institutrice et de l'écolier (88) dirions-nous plus véritablement, car ne perce de son drame intérieure que sa stoïque parole: "Moi, je souffrirais en silence." (142).
En second lieu (279-282), à l'heure fatale du bal, elle mande Rastignac pour chercher sa correspondance chez Ajuda, puis elle addresse à son jeune parent une dernière vérité sur le monde, elle s'exile, elle va "s'ensevelir".
Des dialogues sus-mentionnés, nous pouvons dégager quelques traits constitutifs du discours de ce personnage. Et cette analyse mène encore une fois à la caractériser comme appartenant à la haute aristocratie. Un langage parfois aphoristique ("Plus froidement vous calcurerez, plus avant vous irez"(93), sans fautes syntaxiques notables, l'usage d'un lexique assez élaboré ("faîte" (93)), des références bibliques ("Benjamin" (94)) et mythologiques ("Ariane"(94)) témoignant une bonne culture générale; tous ces éléments sont symptomatiques de sa caste. En plus, le récit présente deux brèves lettres de sa facture, à l'instar du dialogue qui caractérise les interlocuteurs, nous pourrions parler d'une écriture caractérisante. Autant le message adressé en hâte à Ajuda que l'invitation au bal à l'intention de Rastignac, ces deux actes d'écriture font montre eux aussi d'un style soigné et élégant.
La comédie humaine se entend être selon les voeux de Balzac une étude des espèces sociales qui composent la société. Dés lors, chaque figure de cette fresque romanesque tient lieu d'exemplaire d'une espèce particulière. Analogiquement au naturaliste qui épingle un animal individuel puis le décrit suivant des caractéristiques communes à toute son espèce, Balzac, par la description de madame de Beauséant, dépasse son individualité pour définir une catégorie sociale, psychologique et idéologique. Notons, avant d'établir les traits définitoires de cette " espèce sociale ", les multiples éléments qui justifient le statut représentatif de ce personnage. Ainsi, la présence du déictique "un(e) des"3 signifie clairement qu'elle exemplifie un ensemble particulier. De la sorte, à la page 78, ce déictique se rapporte au véhicule d'Ajuda, qui amant de notre personnage, lui est associé indirectement. Une autre fois, il concerne sa maison qui est rattachée explicitement à l'habitation typique de l'aristocratie (139). Cette dame est le produit le mieux réussi de sa caste, en cela elle son meilleure exemplaire. Madame de Beauséant est distinguée comme étant "l'une des sommités" et "l'une des reines à la mode à Paris." (43). D'autres mentions6 vont dans ce sens. D'un autre côté, une série de termes définitoires proviennent d'une approche par négation, ayant dit ce qu'est ce personnage, nous pouvons le cerner par ce qu'il n'est pas. Comme cela, la duchesse de Langeais s'étonne de voir Clara s'intéresser à "ces gens-là." (89), à propos des encore enfarinées filles Goriot et de leurs gendres; à la même page elle parle méprisèment de "leur société", ne s'incluant, ni elle, ni Clara, dans ce monde-ci. Ailleurs, Clara, elle-même,considère ces dames comme de pauvres bourgeoises qui n'ont pas nos [des aristocrates] manières", puisqu'elles n'ont pas une noble ascendance et cette "éducation aristocratique." (137). Ailleurs, Clara dit de Delphine que "Le Goriot perce dans tous ses mouvements (...)" (141), renchérissant sur cette caste inférieure: "Ces dames de la Chaussée d'Antin aiment toute la vengeance." (142).
En ce qui concerne la dimension psychologique du personnage, il est utile de rattacher tout d'abord ce personnage à une évidence anatomique mais aussi psychique: elle est une femme4. A ce titre, "cette femme" (83) est une proie de l'amour de manière particulièrement aigüe, puisqu'il est "un véritable amour" (142). La duchesse dit par ailleurs: "Nous autres femmes, nous ne voulons pas de ce dont personne ne veut." (87) et Clara renchérit presque symétriquement: "Nous autres femmes, nous avons aussi nos batailles à livrer." (94). Sans nous engager dans le débat de la vertus ou du vice où sont cataloguées les femmes balzaciennes (madame de Beauséant est une "femme criminelle" dans la préface de l'édition originale), soulignons que ce personnage est moralement bon, elle est "grande" (92, 278), adjectif moral avant tout, et possède surtout du coeur (137).
Deux termes, ayant habituellement des sens plus larges, viennent à désigner cet ensemble restreint de la haute noblesse. Tout d'abord, le concept "Paris" est souvent utilisé, même sans être accompagné d'un épithète, pour caractériser le Paris particulier de l'aristocratie, auquel il est difficile de racheter la pension Vauquer. "L'une des reines à la mode de Paris" (43), "quand on su dans Paris qu'on gênait madame de Beauséant" (80) sont autant de marques7 justifiant un usage particulier de cette notion; il y a réduction d'une entité géographique et culturelle à une portion de celle-ci. Cet effet de métonymie a sa manifestation la plus frappante dans une expression de Rastignac "Vous [madame de Beauséant] êtes la seule personne que je connaisse à Paris." (84), il est clair que Bianchon, ami de Rastignac, n'est pas un de ces Parisiens. L'autre terme est celui de "monde", désignant un ensemble encore plus vaste, son usage métonymique est encore plus aigu. En effet, existentiellement, Eugène n'aspire qu'à ce monde-là, madame de Beauséant ne dit-elle pas de lui qu'il est "si nouvellement jeté dans le monde" (86). Il semblerait que nous y sommes jeté à notre naissance, mais c'est à vingt-et-un ans qu'Eugène entre dans la sphère aristocratique. La réunion de ces deux concepts est assurée par madame de Beauséant, qui s'adressant pour la dernière fois à Eugène lui dit: "Je ne verrai plus jamais ni Paris, ni le monde." (280), un couvent en Normandie étant le vestibule de l'enfer.
Ainsi sa sphère d'existence est rigoureusement circonscrite à la haute société, "la plus exclusives de toutes" (43), il en est de même quant à sa sphère de communication. Madame de Beauséant évolue dans une sphère si exclusive que la narration énumère exhaustivement ses membres (44-45); et les "illustres impertinents" de l'époque et les "femmes les plus élégantes" sont cités in extenso, sans traits de suspension.
Le caractère représentatif de ce personnage lui confère, par sa définition même, une importance dans l'intrigue. Cependant, il s'agit tout d'abord de cerner ce qu'est cette intrigue, en effet si elle consiste au drame du père Goriot comme l'entends le narrateur (5-6), le rôle de madame de Beauséant est alors quasi nul. Mais ce roman n'est pas celui d'un personnage central autour duquel tout gravite, au contraire il représente une fresque sociale et psychologique dont notre personnage compose un aspect important, en dépit de la minceur du récit le concernant. A côté de Goriot, Eugène joue aussi un rôle essentiel, nous avons dit que c'est à la suite de ses pas que la narration pénètre certaines sphères, dont celle de madame de Beauséant. Il aurait ainsi un rôle de pivot dramatique et lierait la pluspart des éléments de ce roman. Il s'agira de définir quelle est l'intrigue pour dégager, la place conférée à notre personnage. Nous préférons considérer ce roman comme sous-tendu par une intrigue générale qui consiste à décrire un monde et ses espèces sociales. Le schéma8 ci-dessous modélise cette configuration romanesque:
Il en découle la place de madame de Beauséant dans l'intrigue générale.
En guise d'achévement, une aventure onomastique nous semble s'imposer face à ce signifiant aux échos de sens si multiples. Comme le présente Marina Yaguello9 un nom propre n'est pas signe, entité bifaciale signifiant-signifié, car il manque le signifié, de Beauséanité" dirait-elle, correspondant au référent Beauséant. Néanmoins, à ce signifiant se greffent des connotations assez riches.D'abord, le patronyme Beauséant, composé de deux morphèmes, l'épithète et le substantif, constituent à eux seuls un énoncé terriblement significatif. Sorte de néologisme, à la suite de l'habituel mot composé bienséant, son corollaire serait la belséance, réseau sémantique qui s'applique bien à la vicomtesse Clara de Beauséant. Le verbe, en plus de la signification "être assis" (socialement par ex.), signifie "convenir, aller", et son participe présent: séant marque "ce qui sied", "ce qui est convenable". Madame de Beauséant est effectivement celle qui "sied bellement" à son monde aristocratique, dont elle est une divine figure. Nous pouvons ainsi penser que Balzac a choisis avec ce nom une grille sémantique renforçant la typologie de cette dame. Quant-à son prénom, Clara, avançons simplement qu'une clarté préside au gouvernement de son coeur, voire son choix final du couvent.
Suivant la vision de Balzac, l'idée est le moteur de l'homme. Ce thême est amplement développé à propos de l'idée de Père qui obsède Goriot, mais il concerne aussi madame de Beauséant sous la forme de l'Idée Amour, qui, passion exclusive, la mènera à l'exil et à la mort. Les ravages de la passion la font chuter de la société et l’oblige à se cloîtrer dans une solitude éternelle où elle pourra enfin pleurer, enfin avoir "de religieuses, de sincères émotions autour de moi !" ainsi qu’elle le dit.
David Rouzeau
La pagination étant celle de l'édition Classiques Garnier
1: aux pages 42, 43, 44, 45, 55, 57, 71, 72, 76, 77, 96, 98, 100, 101, 113, 123, 132, 134, 136, 137, 154, 158, 175, 243, 244, 246, 286
2: autres citations par Delphine: 167, 247, 255, 269, 274
3: 43, 78, 84, 139
4: 80, 83, 84 87, 92, 94 137, 138
5: 84, 94
6: 42, 43, 72, 78, 80, 84, 92, 137, 139, 278
7: autres mentions métonymiques de Paris: 43, 45, 78, 81, 82, 90, 94, 139, 278
8: ce schéma, légéremment modifié, est emprunté au Manuel des études littéraires françaises, XIXème, P.-G. Castex, P. Surer, p. 159
9: Alice au pays du langage, Marina Yaguello, p.95