Balzac, Le Père Goriot (1835)
Chapitre 1. Maxime regardait alternativement... Explication
Eugène de Rastignac, issu d’une vieille famille aristocratique désormais appauvrie, incarne la figure du jeune ambitieux décidé à faire carrière et fortune à Paris. A un bal organisé par sa cousine, Mme de Beauséant, il est présenté à la séduisante Mme de Restaud, qui n’est autre que la fille ingrate de l’infortuné père Goriot, voisin de pension d’Eugène.
Le lendemain du bal, Eugène rend à la belle comtesse une visite de politesse, plein d’espoir amoureux et ambitieux. Seulement, l’amant en titre, Maxime de Trailles, est déjà là. L’extrait montre Eugène en
" terzo incomodo " (Stendhal,
La Chartreuse de Parme)
entre les deux amants, mais dévoile aussi la nature de la rivalité qui va s’installer entre les deux hommes. Enfin, cette scène permet à Eugène de révéler son caractère héroïque
I- Une scène de terzo incomodo: tiers présent qui incommode
A. Le terzo incomodo
C’est bien le rôle tenu par Eugène ici: il est pour Maxime un " intrus ", un " petit drôle " qu’il faut faire " décamper " ou " mettre (...) à la porte ". Le verbe " gêner " revient deux fois. Eugène s’est introduit sans le savoir entre une femme et son amant.
B. Une scène de violence sociale
Le vernis social, la comédie humaine, empêche de congédier Eugène. Il s’agit alors de lui faire comprendre qu’il gène sans passer par le discours direct. Dès lors, les personnages utilisent comme moyen de communication le regard: " Maxime regardait (...) d’une manière assez significative pour faire décamper l’intrus ". La traduction de ce regard par le narrateur est violente, il faut " mettre à la porte ", ce qui est particulièrement dévalorisant, humiliant socialement pour Eugène, qui ne maîtrise pas ce code des regards. La comtesse, confrontée à cette incompréhension, a recours à un geste grossier. D’une part, elle n’attend pas " la réponse d’Eugène ", et d’autre part, elle " se sauv(e) comme à tire d’aile ", le verbe et son complément soulignant l’idée de fuite et d’extrême rapidité.
C. Une scène comique
Eugène apparaît au début du texte comme une sorte de Candide. Il n’est pas au courant des usages du monde, ne comprend pas la situation alors que le narrateur fait remarquer que le " visage " de la comtesse " dit tous (ses) secrets sans qu’elle s’en doute ". Ce n’est qu’à la fin qu’il " devin(e) ce qu’était Maxime ".
II- La jalousie et le rapport triangulaire
A. Une jalousie problématique
Ce n’est qu’à la fin de l’extrait qu’Eugène identifie Maxime comme l’amant et se l’attribue comme " rival ". Il éprouve bien avant d’avoir compris une " haine violente ", il veut également " gêner le dandy ", " au risque de déplaire à Mme de Restaud ". La jalousie n’a donc pas pour origine la possession de la femme.
B. La dévalorisation de la femme
La présence de la femme est très effacée dans l’extrait. Les mentions la caractérisant la font apparaître comme une " femme soumise " à l’amant, incapable de se contrôler comme le révèle ce visage qui dit tout. Face à la difficulté, elle se sauve. Elle évoque même un grand papillon, ce qui est en apparence flatteur, mais qui renforce en fait les mentions de coquetterie, de légèreté.
Enfin, les deux hommes font peu de cas d’elle: Eugène prend le risque de lui " déplaire "; Maxime lui adresse des regards à la signification cavalière et peu galante: " Ah çà, ma chère, j’espère que tu... "
C. La fascination pour le rival
La " haine " de Rastignac pour Maxime est liée à son aspect physique. Rastignac se livre à une comparaison qui ne lui donne pas l’avantage. La comparaison fait ressortir la supériorité en critères de beauté (" les beaux cheveux blonds ", la taille fine; on peut noter la féminisation des critères de beauté masculin: " le faisait ressembler à une jolie femme), et en critères sociaux, avec les bottes " fines et propres " (Maxime n’est pas un piéton qui crotte ses bottes, il se déplace à cheval), et la redingote (riding-coat), qui montre qu’il a les moyens d’avoir une tenue pour chaque circonstance de la journée. De plus, ce n’est pas Maxime qu’Eugène veut gêner, mais le " dandy ", ce personnage du XIXe siècle qui se doit de consacrer sa vie au raffinement et à l’élégance, dont la mise est l’enseigne (cf. Brummel). Pour Balzac, le dandy, s’il incarne l’esprit du siècle, reste un personnage négatif, capable de " ruiner des orphelins ", qui incarne le caractère superficiel de la société de la Restauration, et un détournement des valeurs.
III- La Naissance d’un grand homme
A. Le dandy comme modèle
Eugène reconnaît en Maxime un modèle de beauté sociale, à laquelle il faut ressembler pour réussir (voir son prénom, maximus, le très grand): " Eugène sentit la supériorité que la mise donnait à ce dandy ". Le dandy donne donc à Eugène une leçon de " mise ", comme le montre le verbe apprendre " les beaux cheveux blonds et bien frisés (...) lui apprirent combien les siens étaient horribles ". Faire friser ses cheveux est un luxe à imiter pour paraître installé.
B. L’intelligence d’Eugène
Si Eugène tire une leçon du dandy, c’est parce qu’il possède une intelligence, quasi-innée: il " sentit la supériorité que la mise... ". Il est observateur et intuitif, comme le montre le verbe " sentir ". Son prénom signifie d’ailleurs, le bien-né, celui qui dispose par la naissance d’avantages. Il est noble certes, mais la Révolution est passée par là. Il est surtout " le spirituel enfant ", celui qui a de l’esprit.
C. Le héros
Il n’est pour l’instant qu’un " enfant ", et c’est pourquoi il reçoit une leçon, mais il a en plus de l’intelligence, d’autres caractéristiques héroïques: ses sentiments sont violents (" haine violente ", " furieux ") et montrent la force qu’il a en lui; il est ambitieux, il veut " triompher " de Maxime, c’est-à-dire, le vaincre, mais aussi rendre cette victoire éclatante (étymologiquement, le triomphe est le défilé du général vainqueur à travers Rome, précédé des vaincus réduits en esclavage et du butin); enfin, il a une " audace ", ce qui montre son courage, son absence de peur.
Scène où la jalousie amoureuse n’est qu’une façon de masquer l’envie et l’ambition sociale. Scène intéressante aussi par la critique sociale qui apparaît en filigrane: la société de la Restauration détourne les valeurs. Cependant, Eugène incarne un héros en devenir, qui va concilier l’apparence héroïque et la force profonde, cette énergie si admirée par Balzac.